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Photo du rédacteurKarine Vienneau

Ma résistance silencieuse




Il flotte dans la maison un irrésistible parfum de beurre salé et de sucre caramélisé. Je suis ta jeune assistante, torturée de ne pas pouvoir déguster le gourmand mélange. « Patience » me susurre-tu à l’oreille avant de repositionner mon bras fatigué qui tourne l’onctueux et exigeant sucre à la crème. Je suis ta bébitte à sucre maman.

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Je termine mon repas avec empressement. Aussitôt déposer dans l’évier, tu essuies ma vaisselle et je te vois lutter contre cette colère qui t’anime. « Un jour, tu comprendras! » me dis-tu. Je suis peut-être trop jeune pour comprendre, mais je sais que je ne souhaite pas cette destinée. « Pas de désert ce soir, maman? » Je me sauve avant que ta colère m’éclabousse. 

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La colère t’engloutit totalement. Je crains l’hériter à mon tour, cette frustration féminine et ta lutte silencieuse qui t’habitent désormais. « Qu’il tarde ce patrimoine », suppliais-je. Ma jeunesse innocente s’étire encore un peu et je te fuis enfin.  Toujours attachée à ta cuisinière, la tempête se dispute dans tes yeux et souvent une fine pluie gagne et glisse sur ta joue. Je me promets de ne pas te ressembler, d’être moi, une femme libérée. 

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J’ai troqué la recette au sucre à la crème de grand-maman pour celle de Ricardo. Je réalise que l’ingrédient secret de la famille me manque. Ce quelque chose qui parfumait la maison et qui nous réunissait pour un temps de paix, court, mais agréable. J’ai perdu la recette familiale maman et toi aussi. 

 ***

L’actualité parle d’un monde que je ne reconnais plus. Les femmes parlent de leur pays, de leur carrière et des enfants maltraités en institution. Ma carrière me rend folle, maman. Les règles changent et je ne réussis pas à m’adapter. Je m’entends dire à voix haute : « si j’étais un homme, ça irait mieux ». Le souvenir de ton rire repousse cette pensée loin de mon esprit. Quand est-ce qu’on a coupé tous les ponts avec la tradition, maman? Quand est-ce qu’on a exigé de nous-mêmes d’être mieux voir supérieure en tout? Nous avons quoi à prouver, maman? 

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Les années passent, le mouvement perpétuel du changement poursuit sa danse. Les idées et les concepts sont abolis, mais la chasse aux sorcières prend d’autres formes, avec le bourreau et la victime en succession. Un cercle éternel, qui reprend et se remplace. Ton  rire  qui surplombait la maison et me portait jusqu’au sommeil me manque, maman.  

***

Je suis à l’aube de ma vie. J’essaye de voir un sens à notre histoire. La colère m’anime comme un sort immuable. J’ai l’impression que mon funeste destin sera comme toutes celles avant moi. Je sens que je me transforme en vieille folle ésotérique au bord de la crise de nerfs, à demander complètement nue, les bienfaits de la lune. À cet instant, mon éclat de rire se répercute dans l’univers et enfin je réussis à m’éveiller.  Je décide d’aller faire du sucre à la crème et je pleure. Merci, maman.


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Karine Vienneau

Ma promesse d'écrivaine est de vous offrir des univers incertains, des émotions exprimées, des personnages en quête de vérité.

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